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Le retour des années 20 – Victor Sjöström : L’art au service de l’âme

Il est fort probable que le nom de la personne faisant l’objet de cet article vous soit quasiment voire totalement inconnu, mais il est certain que Victor Sjöström a une place importante dans la grande histoire du cinéma.

Le retour des années 20 !

Nous voici en 2020. Une nouvelle année, et une nouvelle décennie. Il y a cent ans débutaient celles qui allaient être surnommées les « Années Folles », une période de libération, d’émancipation et d’insouciance, notamment en art, et au cinéma, qui allait entrer dans une fabuleuse décennie riche en chefs d’oeuvre, portée par de grands artistes, marquant de nombreux tournants dans l’histoire du septième art. Cette année, je vous propose donc de revenir sur les années 20, à travers des portraits et chroniques sur les différentes figures, mouvements et événements qui marquèrent les années 20 au cinéma.

Sur le tournage de La Lettre Écarlate (1926)
Sur le tournage de La Lettre Écarlate (1926)

Né le 20 septembre 1879 en Suède, le jeune Victor Sjöström est un enfant d’acteurs, qui souhaite prendre le même chemin et mener une carrière dans le théâtre. Son père n’est pas de cet avis, mais sa disparition, alors que le jeune Victor n’a que 16 ans, lui ouvre la voie. Bientôt, après avoir fait ses armes en Finlande, et après avoir créé sa propre compagnie, il obtient l’opportunité de rejoindre le milieu du cinéma. En 1912, Charles Magnusson l’engage en tant qu’acteur et réalisateur de cinéma. C’est alors que commence une carrière déterminante pour l’histoire du cinéma européen, mais aussi du cinéma mondial. Au cours de sa carrière, qui s’étend de 1912 à 1937, il tourne 41 films en Suède avant de partir pour les Etats-Unis en 1924, où il rencontrera également le succès.

Ingeborg Holm (1913)
Ingeborg Holm (1913)

Les tourments intérieurs et le poids du passé

Victor Sjöström était un cinéaste de tragédies. Ses films étaient toujours empreints de tristesse et de colère, exposant des personnages devant faire face à des épreuves les poussant dans leurs retranchements. Dans Ingeborg Holm (1913), premier grand succès du cinéaste, l’héroïne, qui donne son nom au film, doit affronter la solitude après la mort brutale de son mari, devant assumer la charge de ses trois enfants, et de la boutique familiale. Devenant insolvable, elle ne peut garder ni la boutique, ni ses enfants, et malgré toute sa volonté, elle doit également céder ses propres enfants à des familles d’accueil. Plus tard, dans Terje Vigen (1917), l’infortuné marin voit sa vie anéantie par les guerres napoléoniennes.

Les Proscrits (1918)
Les Proscrits (1918)

Dans Les Proscrits (1918), Eyvind, qui a pris pour nom d’emprunt Kári pour échapper à son passé de fugitif, doit à nouveau faire face à ses démons alors qu’il était parvenu à enfin faire table rase du passé. Dans Le Monastère de Sendomir (1920), le passé surgit à nouveau dans un monastère où l’adultère vint détruire la vie d’un seigneur local. C’est aussi David Holm dans La Charrette Fantôme (1921), rongé par l’alcoolisme et devant affronter un destin bien sombre, ou encore Paul Beaumont, scientifique humilié et trahi, devenant un clown, risée du public expiant sa propre rage et devenant la personnification même de l’injustice dans Larmes de clown (1924), puis Hesper Prynne, femme dans un monde d’homme dirigé par les hommes, devant payer leurs fautes dans La Lettre Ecarlate (1926), et Letty, dans Le Vent (1928), qui veut vivre une nouvelle vie, et qui, à l’heure des choix, doit composer avec un monde qui lui impose ses règles.

Larmes de clown (1924)
Larmes de clown (1924)

Cette énumération met bien en avant la relation importante entre présent et passé dans la filmographie de Victor Sjöström, et toute la souffrance qui émane des portraits qu’il réalise dans ses films. La vie est souvent dure pour eux, les héros sont impuissants face aux forces qui les entourent mais c’est, surtout, pour mettre en lumière leur ambivalence et les ancrer dans la réalité.

Terje Vigen (1917)
Terje Vigen (1917)

La place du fantastique et de l’onirique, la nature

Cette réalité vient cependant, chez Victor Sjöström, prendre une autre dimension grâce au cinéma, notamment à travers l’intervention de la nature. C’est notamment avec Terje Vigen que le cinéaste prend ce virage, employant d’importants moyens pour réaliser son film, lequel se déroule sur les côtes suédoises, en proie aux marées et aux caprices de la mer. Cette dernière a un rôle prépondérant dans le film, symbolisant une voie vers l’espoir, tout en étant une immensité dangereuse et incontrôlable, reflétant l’état d’esprit du héros, passant de l’entrain et du courage à la rancœur et à la colère, les assauts de la mer répondant au courroux de l’infortuné matin. Le film prend alors une dimension mystique, voire mythologique. Dans Les Proscrits, les immenses décors de l’Islande, où se déroule le film, servent d’échappatoire au couple, les montagnes étant le refuge des hors-la-loi et, surtout, un espace de liberté et de tranquillité, comme un Jardin d’Eden qui n’appartient qu’à eux.

La Charrette Fantôme (1921)
La Charrette Fantôme (1921)

Dans La Charrette Fantôme, l’appel au fantastique se manifeste différemment, invoquant le monde des morts grâce à des surimpressions fantasmatiques. De même, dans Larmes de clown, le cinéaste intègre des plans où « lui » fait tourner la terre, où il joue avec le monde, faisant du souffre douleur une sorte de divinité diabolique qui renverse les rapports de force, étant le réel maître dans un monde qui pense faire de lui son esclave. Mais la nature reste un personnage récurrent dans sa filmographie, ce que Sjöström montrera plus que jamais dans son film-somme, Le Vent, où le vent, omniprésent, devient un véritable personnage du film, décidant du destin de chacun tout en caractérisant l’état d’esprit de Letty, en proie à la peur, au doute, dans un monde où elle ne peut rien contrôler. Ainsi, les films de Sjöström, au-delà de leur dimension tragique et naturaliste, parviennent toujours à sonder l’indicible, à s’aventurer sur des terrains inconnus, sollicitant nos propres peurs et nos propres croyances pour diffuser toute l’essence de son cinéma.

Le Monastère de Sendomir (1920)
Le Monastère de Sendomir (1920)

La quête de vengeance et la rédemption

Les films de Victor Sjöström, en atteignant ainsi de telles dimensions impalpables, sont en mesure de s’adresser à la conscience même du spectateur, pour légitimer et appuyer toute la force du propos récurrent de ses films. En effet, derrière leur variété se cache un socle commun, avec la répétition du schéma selon lequel le héros est presque toujours guidé par une soif de vengeance vis-à-vis du monde, et qu’il va devoir trouver le chemin de la rédemption, ou de la paix. C’est le cas dès Ingeborg Holm, puis dans Terje Vigen, où l’opportunité d’assouvir sa vengeance sera finalement celle d’un questionnement décisif. Le couple des Proscrits ne cherche que la paix, qui se transforme, au fil du temps, en une illusion, comme dans Le Monastère de Sendomir, où l’adultère transforme un château de seigneur en monastère, symbole d’une paix forcée et définitive, après que la vengeance ait failli engendrer les pires crimes.

Lillian Gish dans La Lettre Écarlate (1926)
Lillian Gish dans La Lettre Écarlate (1926)

Les personnages de La Charrette Fantôme et de Larmes de clown sont les plus vengeurs, le premier n’hésitant pas à être injuste avec ceux qui ne le méritent pas, le second ayant été trop trahi et étant devenu aveuglé par la colère, sa dernière lueur d’espoir s’éteignant et le faisant songer au pire. Dans La Lettre Écarlate, le contexte est différent, la « faute » des personnages principaux étant surtout considérée ainsi à cause des lois puritaines. Cependant, le personnage du pasteur doit trouver la rédemption pour que les consciences s’éveillent. Il en va de même pour Letty dans Le Vent, qui doit s’émanciper, découvrir ses sentiments et réparer ses erreurs dans un chemin au croisement de la rédemption et de la libération.

Lillian Gish dans Le Vent (1928)
Lillian Gish dans Le Vent (1928)

Chez Victor Sjöström, les personnages sont donc souvent ambivalents, parfois mauvais en apparence, ou par la force des choses, mais le destin et le cheminement de choses mènent toujours à l’expression de ce qu’il y a de bon en eux, par une forme d’élévation ou, simplement, de retour à leur véritable nature. A force d’accumuler les poids dans la balance, le cinéaste finit par rompre l’équilibre dangereux alors en place pour repartir sur de nouvelles bases. Parfois seront-elles issues d’une tragédie, parfois l’issue sera plus heureuse.

Ingmar Bergman et Victor Sjöström
Ingmar Bergman et Victor Sjöström

De Victor Sjöström à Ingmar Bergman

Victor Sjöström fut l’un des grands pionniers du cinéma suédois, réussissant autant dans son pays que lors de son séjour aux Etats-Unis. L’arrivée du cinéma parlant ne lui conviendra pas, et il ne tiendra plus que des rôles ou ne dirigera que de manière sporadique. Cependant, ses dernières années seront l’occasion, pour lui, de vivre une ultime consécration, grâce au nouveau grand cinéaste suédois qui émergeait alors : Ingmar Bergman. Profondément marqué dans sa jeunesse par les films de Victor Sjöström, notamment La Charrette Fantôme, Bergman put compter sur son prédécesseur à diverses occasions.

Victor Sjöström dans Les Fraises Sauvages (1957)
Victor Sjöström dans Les Fraises Sauvages (1957)

Il lui demanda conseil lors de tournages compliqués, puis il le fit jouer une première fois dans Vers la joie (1950), et une seconde et dernière dans le magnifique Les Fraises Sauvages (1957), superbe film qui fait date dans la filmographie de Bergman et offre une sortie sous les honneurs à Sjöström. Incarnant un vieil homme ayant peur de la mort, et se rendant compte que la vie qu’il a menée, très solitaire, voire égoïste, totalement dédiée au travail, lui a valu de perdre le soutien de ses proches, avec lesquels la communication a été rompue. Un rôle qui fait étrangement écho à ceux que Sjöström offrait à ses personnages, où le héros, pensant faire les bons choix, devant suivre un train de vie dicté par le monde qui l’entoure, génère autour de lui le mal malgré lui, et doit trouver l’apaisement et la rédemption.

Le Vent (1928)
Le Vent (1928)

La boucle est ainsi bouclée, dans un rôle très testamentaire, laissant Victor Sjöström partir en paix en 1960, à l’âge de 80 ans. Il est difficile de le connaître si l’on ne s’est pas intéressé aux premiers temps du cinéma mais, pourtant, son oeuvre a marqué bien plus que sa propre époque. Puissantes, ses tragédies trouvaient leur force évocatrice dans une utilisation poussée du medium cinématographique, dont il repoussait sans cesse les limites, pour que l’art se nourrisse des tourments de la conscience, et pour que l’art vienne les apaiser. Victor Sjöström a su saisir l’essence du cinéma, et ses films figurent parmi les pièces maîtresses du septième art.


Précédemment dans « Le retour des années 20 » : 

Buster Keaton : Du rire aux larmes

Lon Chaney : L’Homme aux mille visages

Janet Gaynor : La naissance d’une étoile

Quentin Coray

Quentin, 29 ans, mordu de cinéma depuis le visionnage de Metropolis, qui fut à l'origine d'un véritable déclic. Toujours en quête de nouvelles découvertes pour élargir mes connaissances et ma vision du cinéma. "L'art existe et s'affirme là où il y a une soif insatiable pour le spirituel, l'idéal. Une soif qui rassemble tous les êtres humains." - Andreï Tarkovski

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