Chroniques

Le rôle essentiel du partage et de la transmission dans la cinéphilie

« Qu’est-ce que la cinéphilie ? » « Peux-tu te considérer comme cinéphile ? » « Je suis cinéphile, pas toi. » Lorsque l’on aime le cinéma et que l’on fréquente les réseaux sociaux, il ne se passe pas un jour sans que la définition de cinéphilie soit débattue. A coups de références et de jugements, les visions du cinéma se confrontent, souvent dans un brouhaha chaotique et vain. La définition même du mot « cinéphile » laisse en effet une certaine ouverture en termes d’interprétations, et c’est probablement ce qui pousse à questionner son véritable sens sans cesse. Chacun a sa vision de la cinéphilie, et si je vais m’attarder un brin dessus, ce n’est pas simplement pour rajouter une énième définition du mot, mais pour rappeler l’importance d’une composante qui lui est essentielle et qui me paraît bien trop souvent omise au profit de la simple évaluation de la culture cinématographique : le partage. Et j’ai voulu consacrer un modeste billet à ce sujet, qu’il conviendra à chacun(e) de s’approprier à sa manière.

Buster Keaton dans Sherlock Jr. (1924) - Photo non contractuelle
Buster Keaton dans Sherlock Jr. (1924) – Photo non contractuelle

Commencer par la base

Je n’apprendrai rien à personne en disant que le mot « cinéphile », en se composant du préfixe « ciné », issu de cinématographe, et du suffixe « phile », signifiant « qui s’intéresse à » , désigne une personne qui s’intéresse au cinéma. Nous pourrions dire, donc, par définition, qu’une personne s’intéressant au cinéma est cinéphile. Et c’est souvent sur ce point que les gens s’écharpent, car le sens du mot cinéphile peut difficilement être réduit à cette simple définition. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est liée au fait que le cinéma est l’art populaire par excellence. Tout le monde regarde des films, même si ce ne sont que deux ou trois blockbusters dans l’année, comme ce fut longtemps mon cas, et, de fait, tout le monde s’intéresse un minimum au cinéma. Dès lors, il paraît difficile de réduire la cinéphilie à un seul intérêt pour le cinéma, car presque tout le monde serait cinéphile. Je ramène souvent des pièces étrangères lors de mes voyages, mais je ne me considère pas spécialement comme un numismate. Il y a donc des nuances et des ajouts à apporter à cette base.

Harrison Ford dans Les Aventuriers de l'Arche Perdue (1981)
Harrison Ford dans Les Aventuriers de l’Arche Perdue (1981)

La cinéphilie comme une passion animée par la curiosité

Il y a, dans le sens commun du terme cinéphile, la présence d’une passion, animée par une curiosité particulière. Une curiosité qui pousse à voir plus loin, à s’intéresser à des choses qui ne nous intéressaient pas auparavant, ou qui n’intéresse pas forcément le commun des mortels. Pendant mon enfance et mon adolescence, je regardais en boucle les Seigneur des Anneaux et les Star Wars, j’allais voir avec mes parents un film d’action ou le dernier Harry Potter, à raison de deux ou trois séances de cinéma par an, et guère plus. Un jour, j’ai décidé d’être plus curieux, et les choses ont changé, notamment après ma découverte de Metropolis. Depuis bientôt six ans, donc, j’aime découvrir de nouveaux films, explorer les époques, les pays et les mouvements, sans aucune barrière, juste avec l’envie d’élargir mes connaissances. C’est cette curiosité qui distingue, sans le moindre jugement de valeur, la personne regardant des films de temps en temps, et celle qui cherche quelque chose d’autre, et qui s’intéresse particulièrement au cinéma. Et cela me paraît essentiel pour parler de cinéphilie, même si, encore une fois, je ne vais pas chercher à dire que si quelqu’un n’a pas vu tel film ou qu’elle ne connait pas tel réalisateur, alors elle n’est pas cinéphile, car nous l’entendons trop souvent, et nous sombrerions dans l’élitisme. C’est ainsi que se construit une culture cinématographique, teintée des affinités et des goûts de chacun, et qui s’associe à une compréhension grandissante d’un art, de ses mécaniques et de ses subtilités. Une culture cinématographique qui, en effet, va, à mes yeux, de pair avec ce qu’est la cinéphilie. Mais il me semble que nous pouvons y ajouter, encore, d’autres éléments.

François Truffaut et Alfred Hitchcock
François Truffaut et Alfred Hitchcock

De l’importance de la transmission

Plutôt que de parler éventuellement de légitimité, de dire qui pourrait être plus cinéphile qu’un autre, et tomber dans un piège malsain dont on voit régulièrement les effets désastreux, je préfère, donc, rappeler un point qui me paraît essentiel dans la cinéphilie : le partage. Il n’existe, à mes yeux, pas de cinéphilie possible sans partage, sans échange, qu’il s’agisse d’opinions, d’analyses ou de connaissances. Je ne dis pas que le spectateur solitaire qui regarde des films dans son coin et qui cultive son jardin secret ne serait pas cinéphile, car, encore une fois, il ne s’agit pas de rester dans le cadre de l’éternelle et vaine question « qui peut se dire cinéphile ? ». L’histoire du cinéma n’est pas qu’une succession de films, de réalisateurs et de réalisatrices, et de mouvements cinématographiques. Elle ne se résume pas qu’à des techniciens ou à des artistes. Elle vit aussi grâce à ces passeurs, au rôle essentiel dans la transmission de l’amour du cinéma. Les Louis Delluc, Georges Sadoul, André Bazin, Henri Langlois, François Truffaut, et tant d’autres encore, que nous prenons plaisir à lire ou à écouter, toutes ces personnes ont aimé le cinéma, certains proposant même leurs propres œuvres, pour façonner l’histoire du septième art, associant certes la cinéphilie à une certaine forme d’érudition mais, surtout, de transmission.

Affiche des premières projections du Cinématographe (1895)
Affiche des premières projections du Cinématographe (1895)

Un art fondé sur l’expérience commune et le partage

Car si le cinéma peut être le vecteur d’expériences intimes pour nous, spectateurs devant l’écran, c’est avant tout un art qui est né sur l’expérience commune. Au début, il y eut le kinétoscope, machine permettant de regarder des films de manière individuelle, et le cinématographe, alliant prises de vue et projection, pour montrer les films à une assemblée. C’est le cinématographe qui resta, qui donna son nom au septième art, et l’expérience de groupe resta avec. Depuis, le cinéma fut conçu pour les yeux d’un public. On va au cinéma avec sa famille, ses amis, sa compagne ou son compagnon, pour partager un moment. On peut y aller seul(e) également, mais nous nous trouvons tout de même dans une salle avec d’autres personnes. On vit le film, on en discute. Il y a, de fait, dans l’essence du cinéma, l’impression d’une expérience qui doit être partagée. Et c’est quelque chose qui s’avère de plus en plus prégnant à l’époque des réseaux sociaux. De même, un artiste réalise une oeuvre pour plusieurs raisons, et dans ces raisons, on trouve la transmission de quelque chose au spectateur, qu’il s’agisse d’un message ou d’une idée.

James Gray à la Cinémathèque Française
James Gray à la Cinémathèque Française

La démocratisation de la transmission et du partage

Quelle que soit sa forme, le cinéma est fait pour transmettre, pour partager. Il y a de nombreuses manières de le faire, notamment aujourd’hui. Qu’il s’agisse de le faire autour d’un verre dans un café, en écrivant un livre, en écrivant des articles sur des blogs, en publiant des vidéos sur YouTube ou en réalisant des documentaires, tout(e) passionné(e) de cinéma peut exprimer son vécu, ses impressions, ses sentiments. Car c’est aussi à travers les échanges et le partage que le cinéma vit. Et partager le cinéma est une preuve d’amour envers cet art, et, donc, de cinéphilie. Nous pourrions voir, dans ces quelques phrases, une vision assez naïve des choses, qui peut omettre beaucoup d’éléments. En effet, souvent, avec la démocratisation des médias, traduite par la possibilité offerte à chacun de disposer d’un espace d’expression ouvert aux autres, on est tenté de remettre en question des expertises et des connaissances. Débattre, contester, c’est, quelque part, partager, mais cela doit toujours s’accompagner d’une volonté d’enrichir, d’apporter quelque chose, sinon il ne reste que de l’aigreur et de l’amertume. Par ailleurs, on peut très bien concevoir une cinéphilie solitaire, car, il y a dans la construction de la cinéphilie et de la culture cinématographique, quelque chose qui tient de la culture d’un jardin secret.

Le Seigneur des Anneaux : Le Retour du Roi (2003)
Le Seigneur des Anneaux : Le Retour du Roi (2003)

Un débat éternel, qui ne doit pas occulter l’essentiel

Il convient, alors, d’arrondir les angles. De, là où les réseaux sociaux incitent à l’invective, à la moquerie où aux jugements expéditifs, simplement rappeler le caractère essentiel de la pédagogie et de l’éducation dans la transmission de la cinéphilie. Car sans écoute, il n’y a plus de partage, et quelle place peut avoir la cinéphilie dans des combats de coqs où règne seule la fierté d’avoir vu un film de plus que l’autre ? C’est dans l’encouragement, dans le conseil, dans la discussion construite, dans la sensibilisation et, donc, dans le partage, que se forme et se transmet la cinéphilie. Pas, simplement, dans un duel culturel où le vainqueur sera le dernier capable de citer un auteur ou une oeuvre inconnue de l’autre. Peut-être que ces quelques paragraphes n’ont fait qu’enfoncer des portes ouvertes, qu’appuyer des évidences. Libre à chacun d’en disposer comme il veut. Les débats sur la cinéphilie continueront de proliférer, avec des discours plus ou moins pertinents. N’oublions pas l’essentiel : aimez le cinéma à votre manière, profitez des films que vous aimez, rêvez des grands films qu’il vous reste à découvrir et, quitte à essuyer quelques échecs en route, gardez votre enthousiasme. Vivez le cinéma, apprenez, partagez, transmettez, car vous ne construisez pas simplement votre cinéphilie, mais la cinéphilie dans son ensemble.

Quentin Coray

Quentin, 29 ans, mordu de cinéma depuis le visionnage de Metropolis, qui fut à l'origine d'un véritable déclic. Toujours en quête de nouvelles découvertes pour élargir mes connaissances et ma vision du cinéma. "L'art existe et s'affirme là où il y a une soif insatiable pour le spirituel, l'idéal. Une soif qui rassemble tous les êtres humains." - Andreï Tarkovski

7 réflexions sur “Le rôle essentiel du partage et de la transmission dans la cinéphilie

  • Quelle drôle d’idée de débattre de qui aime le plus ou le mieux telle ou telle passion ! J’ignorais que le terme cinéphilie faisait autant polémique !
    D’un point de vue sémantique pur, je ne sais pas si on peut associer le concept de partage à la définition de la « cinéphilie », puisqu’on peut très bien s’intéresser au cinéma que pour soi et son propre plaisir égocentrique. Mais au bout d’un certain temps, apparaît toujours le moment où on a envie d’amener les autres à aimer ce qu’on aime. Le partage, c’est la forme upgradée de la cinéphilie. =p

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    • Sur Twitter c’est un sujet qui revient sans cesse ! On aime y contester la cinéphilie des autres en jouant à celui ou celle qui a la meilleure culture. On est d’accord que l’on peut le faire pour son propre plaisir, et je pense que c’est notre cas à tous ! :) Mais comme tu dis, il vient un moment où cet intérêt ou cette passion devient contagieuse, et c’est pour cela que je pars du point de vue sémantique pour aller plus loin, car c’est quelque chose qui vient en effet plus tard. Je pense que mon point est surtout de rappeler que dans tous ces « débats », la cinéphilie n’est pas qu’une histoire de culture cinématographique, mais aussi de participation à une véritable passion commune.

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  • Voilà un article qui nous donne du grain à moudre ! Et qui tombe à pic, avec l’article que je publierai lundi, je retrouve là des idées ma foi fort intéressantes et il se pourrait bien que je te cite au passage. Merci pour cette chronique !
    « Les Louis Delluc, Georges Sadoul, André Bazin, Henri Langlois, François Truffaut, et tant d’autres encore. » En passant, je rajouterais bien à cette prestigieuse liste le formidable Roger Ebert d’outre-Atlantique, sans doute le plus grand critique américain, connu pour son grand, grand amour du cinéma ; ce qui en fait, à mes yeux, peut-être le plus grand cinéphile.

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    • Merci à toi ! Billy t’en sera reconnaissant. ;) C’est un sujet aussi passionnant qu’épineux. Et il n’a pas fini de faire couler de l’encre, la preuve !

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  • Ping : Pourquoi je ne parlerai jamais de STAR WARS – Et pourquoi je le fais quand même – Le 7ème Café

  • Parfaitement d’accord avec l’analyse… Pas de cinéma sans salle de cinéma, dans le noir, avec un public, et face à un grand écran,même si l’on est seul. Un film vu à la télé, même avec un écran gigantesque, cela reste de la télé et un ersatz de cinéma. La meilleure preuve, c’est que, lorsqu’on regarde un film à la télé, que l’on a déjà vu au cinéma, souvent, c’est décevant ou, pour le moins, on n’a pas du tout les mêmes réactions que dans la salle obscure.
    Quant à la cinéphilie… Le cinéphile me paraît être quelqu’un de passionné par le cinéma, qui, tout naturellement, s’intéresse au cinéma Art et Essai, sans toutefois négliger les films grand public, d’autant que, parfois, la distinction entre les deux n’est pas toujours simple.
    C’est comme en littérature, il y a la littérature de hall de gare, style Collection Harlequin -si elle existe toujours!- et la « grande littérature », que l’on enseigne à l’école. C’est pourquoi il me semble que c’est une grande hérésie de ne pas enseigner à tous les élèves le cinéma, même si existent des opérations comme « Lycéens au cinéma », « Collège au cinéma » ou « Ecole et cinéma ». On doit étudier avec les élèves Fritz Lang, Buster Keaton, Charlie Chaplin, etc. etc. Comme en littérature, on doit leur donner les clés, leur tendre des perches. Après, c’est comme en littérature, chacun fait comme il veut. Mais l’enseignement du cinéma me paraît être une priorité. Quelqu’un qui connaît bien Fritz Lang, comme quelqu’un qui connaît bien Molière, difficile ensuite de le rouler dans la farine…
    En conclusion, le cinéma aiguise l’esprit critique et forme le citoyen, sans oublier évidemment l’énorme plaisir qu’il procure!

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    • le cinéma est un art, rien à voir avec la salle de cinéma, sinon comment découvrir des films de patrimoine si ce n’est les quelques reprojection par an par la cinémathèque, les festivals. L’expérience serait peut être plus forte dans une salle, qu’importe, le film est le même qu’il soit vu chez soi ou dans une salle de cinéma.

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      • Oui c’est un fait, mais le cinéma tient son nom du cinématographe, qui était fait pour projeter un film à un public. Alors que le kinétoscope d’Edison était destiné à une projection individuelle, et a disparu. Cela ne veut pas dire qu’un film ne peut qu’être vu dans une salle de cinéma, car les choses ont changé et, oui, on ne peut accéder à des films pratiquement que chez soi, mais, étymologiquement et historiquement, c’est le cas.

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